CHAPITRE V
En se réveillant, Roméo Tarchinini ne se sentit pas heureux de vivre. Le fait, chez lui, était si parfaitement inhabituel qu’il s’en inquiéta. Déjà, il se voyait malade loin des siens car une humeur aussi sombre ne pouvait qu’être l’indice d’une terrible maladie tardant à se déclarer. Lancé sur cette pente, son imagination gambadait. A Vérone, au cas où il s’aliterait pour quelque chose de vraiment sérieux, ses amis se presseraient devant sa porte, tandis qu’à Turin... Et si on le transportait en clinique (rien que le mot l’obligeait à penser à des événements d’une infinie tristesse), il faudrait établir un service d’ordre dans la rue ! Chez ces Piémontais, il pourrait bien mourir... qui s’en soucierait ? Le commissaire prit sa température, se regarda la langue dans la glace, scruta ses yeux, s’enfonça dans le ventre un doigt inquiet pour voir si quelque appendicite foudroyante !... Il se tâta le foie, ferma les yeux pour mieux écouter les battements de son cœur dans son oreille et, vexé – sans être pour autant rassuré dut s’avouer que la machine paraissait bien fonctionner.
Pour se remettre, Roméo ramena les couvertures sur son visage et dans la tiédeur du lit se mit à rêver à Vérone. S’il était chez lui, Giulietta se serait déjà levée pour lui préparer son petit déjeuner... Il entendrait les bambini se chamailler... Il écouterait les rumeurs de la maison dont il savait définir chaque écho et deviner par eux les mouvements des autres locataires. Mais il se trouvait à Turin, chez des étrangers, dans un hôtel où, si on l’entourait d’une déférence des plus courtoise, il lui manquait cette chaleur humaine dont il avait besoin pour être lui-même. Au fond, il aurait voulu avoir Giulietta à ses côtés. Sans elle, il se sentait un peu perdu. Habitué à transfigurer la vérité, il voyait sa femme comme elle était au temps de leurs fiançailles et, en dépit des bambini, il pensait à elle comme à la jeune fille qui, un quart de siècle plus tôt, l’intimidait. Il se leva d’un bond et demanda au téléphone qu’on lui passât le plus vite possible son appartement de Vérone.
Giulietta avait merveilleusement conservé la voix de sa jeunesse et sitôt qu’il l’entendit, Roméo sentit son cœur fondre de tendresse. A la signora Tarchinini un peu surprise de cet appel matinal, il expliqua son ennui, sa mélancolie se tournant en neurasthénie. Elle eut un bon rire, chaud et tranquille, heureuse d’apprendre, une fois de plus, que son commissaire, loin d’elle, se jugeait perdu. Elle lui jura que, de son côté, elle se languissait. Elle lui apprit que le cousin Ampoli, venu à Vérone pour affaires, se montrait tous les jours chez elle et qu’elle en était bien ennuyée car cela risquait de faire jaser dans le quartier. Le sang commença à battre les tempes de Tarchinini. La jalousie se glissa subrepticement en son cœur et ce quinquagénaire se mit à faire une scène à Giulietta, indignée et ravie. Oubliant leur physique et leur âge, ils s’adressèrent des reproches ridicules, des menaces stupides, se rappelèrent des fautes jamais commises et sanglotèrent avec ravissement chacun à un bout de la ligne, s’accusant mutuellement d’indifférence alors qu’ils étaient persuadés du contraire. Roméo adorait pleurer, sa femme aussi et quand, épuisé, bégayant, il jura à Giulietta qu’il ne reviendrait plus jamais à Vérone où un autre avait pris sa place, elle se contenta de lui dire :
— Dépêche-toi donc de rentrer, grand imbécile, que je deviens toute maigre à t’attendre !
Rasséréné, le commissaire pensa que le seul obstacle à son retour parmi les siens résidait dans l’entêtement d’Angelo Dani à ne pas vouloir se reconnaître pour l’assassin du bersaglier. D’Angelo, la pensée du commissaire passa à Stella et se souvenant de ce qu’il lui avait raconté la veille à propos de l’inspecteur Zampol, il eut un moment de gêne mais, très vite, il se persuada (il avait tellement envie de s’en persuader) que Stella serait une excellente épouse pour Alessandro. Il ne lui vint pas à l’esprit qu’ils pouvaient ne pas se plaire et que la présence affirmée du futur bambino, fils du bersaglier, pouvait être un sérieux handicap pour ces amours que Roméo arrangeait à sa façon. Et comme chaque fois qu’une hypothèse l’ennuyait un peu, Tarchinini s’efforça de n’y plus penser pour concentrer sa volonté sur le seul Angelo dont il lui fallait absolument obtenir l’aveu afin de rejoindre au plus tôt Giulietta et les bambini.
Angelo travaillait chez un petit artisan menuisier qui n’avait que deux compagnons dont l’un était justement Dani. Trois hommes forts, rudes, silencieux, trois braves Piémontais qui se savaient nés pour travailler et seulement pour travailler. Le patron, Bompi, catholique fervent, remerciait le ciel des épreuves qu’il lui imposait pour mieux s’assurer, sans doute, de sa foi et de sa soumission. Le compagnon Lucca, communiste sincère, mettait tous ses espoirs de revanche dans le triomphe du prolétariat. Il ne savait pas très bien ce que pourrait être ce triomphe, ni ce qu’il amènerait, mais la perspective lui plaisait et lui permettait de supporter son sort et de calmer les fureurs de sa femme quand il lui rapportait sa maigre paie. Quant à Dani, il en voulait à tout le monde – aussi bien au Bon Dieu qu’au signor Togliatti[21] — de tous les malheurs l’accablant depuis l’enfance : la mort des parents, la folie de tante Pia, le déshonneur de Stella et, maintenant pour arranger le tout, cette stupide accusation de meurtre sur la personne de ce voyou de bersaglier ! Quand il pensait à Nino Regazzi, les mains d’Angelo se crispaient sur son rabot et il en arrivait à regretter que le séducteur de Stella fût mort car il aurait eu du plaisir à l’étrangler !
Lorsque Tarchinini souriant, aimable, jovial, entra dans l’atelier du signor Bompi, il eut très rapidement le sentiment de pénétrer dans un monde qui lui était complètement étranger, voire hostile. Après un arrêt de quelques secondes durant lequel ils l’avaient regardé gravement, les trois menuisiers s’étaient remis au travail. Le silence des Piémontais désarçonnait Roméo habitué aux joutes oratoires. Ne sachant trop quelle attitude prendre, il s’enquit :
— Le patron ?...
Sans relever la tête de sur son établi, Bompi grogna :
— C’est moi.
Roméo tenta un effort pour rendre ce bonhomme plus aimable :
— Je suis le commissaire Tarchinini.
— Et alors ?
— Je désirerais parler à Angelo Dani.
Le patron haussa les épaules.
— Ça le regarde...
Angelo semblait ne pas avoir conscience qu’il s’agissait de lui. Il continuait à raboter une planche sans que le rythme de ses mouvements se modifiât en quoi que ce soit. Tarchinini s’approcha de lui.
— Vous avez entendu ?
Le frère de Stella hocha la tête.
— Vous ne pourriez pas vous arrêter un moment ?
— Je travaille aux pièces.
Le commissaire maudit cette impulsion l’ayant incité à venir voir ce sauvage ! Il ne pouvait s’en aller tout de suite sous peine de perdre la face et il lui semblait que, dans une pareille hypothèse, tout Vérone lui en eût voulu. Mais discuter avec Dani en présence des autres, dans les grincements cadencés des lames mordant le bois... Il essaya tout de même afin de ne s’être pas dérangé pour rien.
— Angelo...
De s’entendre appeler par son prénom surprit assez le garçon pour qu’il s’arrêtât un instant. Roméo tenta de pousser son avantage.
— Angelo... Je voudrais rentrer chez moi, à Vérone... Ma femme s’y languit, la pauvre, et les bambini...
— Qu’est-ce qui vous en empêche ?
— Qui ? Ma qué ! C’est vous, eh ?
— Je comprends pas.
— Je ne peux pas retourner chez moi avant d’avoir arrêté le meurtrier du bersaglier...
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse !
— Je manque de preuves matérielles. Je n’ai que des preuves morales. On n’arrête pas un homme sur ce genre de preuves !
— Et après ?
— Vous me rendriez service en avouant tout de suite !
— En avouant quoi ?
— Que vous avez tué Nino Regazzi.
Angelo eut une sorte de rire étouffé avant de demander :
— Ils sont tous comme vous à Vérone ?
— Ma qué ! Ecoutez-moi, Angelo Dani ! Vous êtes un brave garçon, eh ? Si ! si ! je vous ai jugé ! Il ne dépendait pas de vous que Stella écoute ou n’écoute pas le beau bersaglier. Tenez, dans une certaine mesure, je comprends votre geste. Déjà, j’entends tout ce que pourra dire l’avocat pour obtenir une condamnation légère... Seulement, croyez-moi, Angelo, cette condamnation serait encore plus légère si vous témoigniez d’un peu de bonne volonté en venant au secours de la justice...
— En me jetant à vos pieds et en vous suppliant de me traîner en prison ?
— N’exagérez pas !
— Vous avez pas l’impression que c’est vous qui exagérez ?
Bompi et Lucca relevèrent la tête pour examiner les deux hommes et le commissaire devina que les choses se gâtant, il s’avérait préférable, pour sa dignité, de se retirer.
— Ne nous fâchons pas, raisonnons...
Le patron, tranquille, vint vers le commissaire :
— On n’a pas le temps !
— Le temps de quoi ?
— De raisonner... Si on raisonne, on travaille pas et nous, on peut pas se permettre de ne pas travailler... On n’est pas des fonctionnaires, nous autres... On n’est pas des bourgeois... Alors, laissez-nous faire notre métier...
— Ma qué ! Moi aussi, je dois faire le mien ! Si vous vous imaginez que c’est pour mon plaisir que je suis là !
— On vous retient pas !
Tarchinini montra Angelo :
— Si ! Lui, me retient !
Dani posa son rabot, se redressa, prit une profonde inspiration et, à son tour, se planta devant Roméo, sur la poitrine duquel il appuya l’extrémité de son index.
— C’est dit ? Vous ne voulez pas me ficher la paix ?
— Je vous laisserai tranquille quand vous aurez avoué !
— Je peux quand même pas déclarer que je suis un assassin, seulement pour vous plaire, eh ?
— Vous avez tué Nino Regazzi, Angelo !
— Répétez ça encore une fois et, ce coup-là, je risquerai de devenir un assassin pour de bon !
Tarchinini était loin d’être peureux, mais dès qu’un danger le menaçait il pensait à Giulietta veuve, aux bambini orphelins, et cette sombre perspective l’incitait à choisir la prudence plutôt que la témérité. Il tenta de garder l’avantage en prenant une allure altière et un ton condescendant :
— Comme il vous plaira, signor Dani. Vous ne pourrez pas prétendre que je ne vous ai pas prévenu et devant témoins, encore ! Ne vous imaginez pas que votre attitude réussira en quoi que ce soit à infléchir le cours de la justice. J’ai tenu, en venant ici, à faire appel à ce qui subsistait de bon en vous et vous me répondez par des menaces ? D’accord... Ne vous en prenez donc qu’à vous de ce qui arrivera. En tout cas, Angelo Dani, persuadez-vous bien d’une chose : nous ne vous lâcherons pas ! Nous collerons à vos chausses jour et nuit ! Et ça, jusqu’à ce que vous vous décidiez à avouer votre crime !
Le front bas, Angelo grogna :
— Vous finirez par m’obliger à vous démolir...
— Dans ce cas, nous aurons un motif suffisant pour vous enfermer et, quand nous vous tiendrons, soyez persuadé que le plus important sera terminé... Arrivederci presto, Angelo. Salute, signori !
Et, désinvolte, souriant, un tantinet railleur, le commissaire Tarchinini effectua une sortie qui augmenta l’estime qu’il portait à sa propre personne.
Lorsque, en entrant dans son bureau, Roméo vit l’inspecteur Zampol, il ressentit un pincement au cœur. Dieu seul savait comment les choses allaient tourner entre Stella – surprise et sans doute ravie d’apprendre que le policier avait été frappé du coup de foudre en la rencontrant – et Alessandro ne se doutant de rien et ne se souciant pas plus de la jeune fille que d’une guigne ! Mais Tarchinini, lorsqu’il se trouvait dans l’impossibilité de prendre une décision, s’en remettait au Seigneur de décider à sa place, ce qui, tout ensemble, lui permettait de témoigner de sa bonne foi et d’éviter toute responsabilité.
Le commissaire raconta à son adjoint l’inutilité de la démarche qu’il venait de tenter auprès d’Angelo Dani. Zampol, qui s’était pris d’une solide aversion pour le menuisier, affirma :
— Laissez-moi m’occuper de lui, signor commissaire, et je vous jure que je les lui ferai cracher, ses aveux !
— C’est un homme très robuste, qu’Angelo...
— Je ne suis pas manchot, non plus, et nous verrons s’il osera toucher à un représentant de la loi !
Roméo ne crut pas utile de dire sa conviction que le frère de Stella serait capable de cogner sur n’importe qui, avec n’importe quoi. De plus, il songeait que l’animosité témoignée par son assistant à l’égard du meurtrier n’arrangerait pas les affaires lorsque Stella apprendrait à Zampol qu’il l’aimait... sans qu’il le soupçonnât le moins du monde ! En dépit de son optimisme foncier, le persuadant que tout finissait toujours par s’arranger, l’époux de la tendre Giulietta préférait ne pas trop penser à l’avenir immédiat en ce qui touchait les conséquences obligées de ses mensonges auprès de Stella. Mais, complètement incapable de dissimuler, il aurait fini par tout avouer à l’inspecteur si un planton n’était venu, à cet instant précis, annoncer que maître Serantori, notaire à Suse, désirait lui parler. Du coup, Tarchinini respira, soulagé, et donna l’ordre d’introduire le tabellion, dont il avait prévu la visite.
Avant que le notaire – dont la solennité se voyait quelque peu amoindrie par l’état de sa figure – ait ouvert la bouche, le commissaire déclara jovialement :
— Votre présence ici, maître, m’apprend que le docteur Menegozzo vous a transmis ma commission... Il a sagement agi et... vous de même.
— C’est-à-dire... Je dois vous expliquer...
— Rien à expliquer, maître ; asseyez-vous.
Le notaire obéit. Il semblait très malheureux.
— Qu’avez-vous à me dire, et non à expliquer, maître ?
— Je ne sais comment passer à un aveu difficile, signor commissaire.
— Mais de la façon la plus simple du monde, maître Serantoni. Par exemple : signor commissaire, quand vous m’avez interrogé à Suse, je vous ai menti...
Le visiteur sursauta :
— Permettez !...
Imperturbable, Roméo continua :
— ... Et je vous ai menti parce que ma femme assistait à notre entretien.
Le notaire eut une légère hésitation, avant de reconnaître :
— C’est vrai.
— Eh bien, vous voyez que rien n’est plus simple que la franchise, quand on peut s’en offrir le luxe ? Et maintenant, maître Serantoni, donnez-moi la version exacte des événements, tels qu’ils se sont déroulés ?
Au début, la voix du notaire tremblotait légèrement, puis elle alla se raffermissant :
— Vous connaissez mon épouse... Vous connaissez Suse... Tout cela n’est pas très gai, et je ne vous cache pas, signor, que chaque fois que cela m’est possible, je me précipite à Turin où... une amie... compréhensive... veut bien, de temps à autre, me tenir compagnie... Ce que je vous ai dit l’autre jour est exact dans, l’essentiel. J’ai bien assisté à une réunion de la Chambre des Notaires, où j’ai rencontré les confrères dont je vous ai donné les noms... Cependant, ce n’est pas avec eux que j’ai dîné, mais avec celle dont vous me permettrez de ne vous révéler que le prénom... Andréa...
(Le notaire prononça ce prénom féminin d’une lèvre si gourmande que Roméo en fut prodigieusement intéressé.)
— ...En sa compagnie, je suis allé au Restaurant Biagini, dans la via Saluzzo... J’y ai mes habitudes... Vous pourrez contrôler... On m’y connaît sous le nom de Carlo Poniesti... Vous devinez pourquoi je change de patronyme dans ces occasions-là ?
Tarchinini eut un hochement de tête qui pouvait passer pour un signe approbatif, voire complice.
— Si ma femme apprenait la chose, ce serait terrible ! Non seulement ma situation à Suse deviendrait intenable, mais, de plus, c’est mon épouse qui a la fortune dans notre ménage... Ma qué ! ce n’est quand même pas une raison pour que j’accepte de m’ensevelir vivant, eh ?... J’ai le droit de respirer, non ?
— Sans doute, signor, sans doute... Dois-je comprendre que c’est la signora Andréa qui vous a mis la figure dans cet état.
— Elle ? Caro angioletto[22] !... elle se ferait tuer pour moi ! Je suis sa joie de vivre ! Elle, me faire du mal ? Ah ! signor commissaire, on voit bien que vous ne la connaissez pas !
— Mais, ces blessures ?...
— Après dîner, nous sommes allés boire un peu de champagne dans une boîte dont Andréa avait entendu parler... Nous avons regardé les attractions, dansé un peu et, tout d’un coup, je me suis aperçu qu’on m’avait volé mon portefeuille... Naturellement, j’ai crié. Alors, deux costauds m’ont passé à tabac, avant de me jeter dehors...
— Et la signora Andréa ?
— Que vouliez-vous qu’elle fît contre ces deux monstres, poveretta ! Sans doute, ces voyous me connaissaient-ils et, par-là, se doutaient-ils que je ne pouvais me permettre de porter plainte... Voilà toute l’histoire, signor commissaire.
— J’espère pour vos clients, signor Serantoni, que vous êtes plus habile dans l’étude du droit que dans celles des femmes ?
— Pourquoi cette réflexion, signor ?
— Pour rien... Le docteur Menegozzo est-il au courant de vos fredaines ?
— Obligatoirement. Il lui arrive même de les partager, mais, ce soir-là, il n’a pu rester avec moi, car il y avait réunion du conseil municipal à Suse, et il en est le premier adjoint. Dès que nous eûmes rencontré ce pauvre garçon à la caserne, Giuseppe – c’est le docteur – m’a reconduit sur la piazza Castello, où il m’a laissé pour remonter à Suse.
— En somme, vous ne saviez rien quant à la mort de Nino Regazzi ?
— Rien, signor commissaire... A dire vrai, j’en avais lu le récit sur le journal, mais j’attendais d’être complètement rétabli pour avertir l’héritière, la signora Valeria Rossi.
— Une belle chance pour elle, que cette mort, eh ?
— Le malheur des uns...
— Oui, oui... seulement, ce que je n’accepte pas, c’est que certains puissent justement faire le malheur de certains autres... La signora Rossi est au courant de sa chance, à présent ?
— Je lui ai téléphoné, ce matin.
— Et alors ?
— Eh bien ! signor commissaire, elle n’a pas paru tellement surprise, ni aussi enthousiaste que je me le serais imaginé... Pour ne rien vous cacher, elle m’aurait plutôt querellé que remercié, s’étonnant que j’aie pu mettre tant de temps à la prévenir et qu’il s’affirmait inconcevable qu’elle ait été renseignée d’abord par le journal ! Les femmes sont des êtres bien étranges, signor commissaire, si vous souhaitez mon avis...
— Je ne saurais trop vous conseiller de ne jamais oublier cette opinion pleine de bon sens... Regagnez vite Suse, signor notaio[23] et rassurez-vous ; nous ne mettrons jamais personne au courant de vos distractions, au sujet desquelles je me permettrai de vous recommander d’être plus prudent, à l’avenir. Naturellement, par simple routine, nous sommes obligés de vérifier vos dires. Nous le ferons avec la plus extrême discrétion. Le nom de cet établissement, où vous avez été volé et rossé ?
— Le Papillon Jaune, dans la via delle Rosine.
— Quels sont les nom et adresse de la signora Andréa ?
— Est-ce vraiment nécessaire ?
— Indispensable !
— Andréa Grampa, 717, via Vochieri... mais je compte sur vous, pour...
— Vous avez ma parole !
Le notaire parti, Roméo soupira :
— Voilà ce qui vous attend, Zampol, si vous ne vous mariez pas avant d’être vieux !
L’inspecteur ricana :
— Auriez-vous oublié, signor commissaire, que vous avez vu la signora Serantoni ?
— Non, non... Ma qué ! Alessandro, raison de plus pour vous livrer à un choix judicieux avant qu’il ne soit trop tard, eh ? En attendant, donnez le nom de cette Andréa Grampa à la police des mœurs, car il semble bien que notre notaire ait été entôlé et vous conseillerez à vos collègues d’effectuer une descente au Papillon Jaune. Ils doivent pouvoir faire rendre gorge à l’équipe de « videurs » qui a assommé le pauvre Serantoni. Après cette démarche de salubrité publique, vous vous rendrez chez les Dani en fin d’après-midi, pour que le signor Angelo se rende bien compte que nous ne lâchons pas le morceau et que nous sommes aussi entêtés que lui.
— A vos ordres, signor commissaire.
— Pour moi, dès que nous aurons pris notre dessert, je me ferai conduire à Pinerolo. J’aimerais bien voir la tête d’une dame héritant à l’improviste de soixante millions de lires !
— Dois-je comprendre, signor commissaire, que vous soupçonnez cette dame d’être pour quelque chose dans la mort du bersaglier ?
— En toute franchise, cela m’étonnerait, Alessandro... Tuer au couteau n’est guère le fait d’une femme... Non, jusqu’à preuve du contraire, je crois à la culpabilité d’Angelo Dani, mais, tout de même, par acquit de conscience, parce que je ne veux rien laisser dans l’ombre, et puis, pour le plaisir d’une belle promenade, je tiens à rencontrer la signora Rossi.
Après un repas que, selon son habitude, il avait voulu solide, Tarchinini monta dans la voiture l’attendant à la porte du restaurant. Ayant pris congé de son adjoint, il alluma un cigare et s’installa confortablement avant de donner l’ordre au chauffeur de le mener à Pinerolo d’une allure modérée, à seule fin de lui permettre de digérer en toute quiétude et d’admirer le paysage. Obéissant aux ordres reçus, le conducteur mit presque une heure pour couvrir les trente-six kilomètres séparant Turin de Pinerolo. Roméo invita son chauffeur à prendre un espresso au Turismo, lui offrit un verre de grappa et lui commanda de l’attendre paisiblement, tandis qu’il vaquerait à ses occupations. Heureux de jouer les touristes, le chauffeur jura, sur les têtes nombreuses de sa famille, qu’il demeurerait sur place, même si le commissaire ne devait revenir que dans un an.
La veuve Rossi habitait dans la via Savoia, près du Dôme, une très ancienne maison que Roméo jugea digne d’orner une rue véronaise. La locataire du rez-de-chaussée lui apprit que la signora logeait au troisième étage. Roméo éprouvait une profonde horreur des escaliers et, avant d’actionner le heurtoir de la porte, il prit le temps de calmer un cœur que l’ascension avait quelque peu affolé. Lorsqu’il fut redevenu maître de sa respiration, il frappa et une très vieille femme, dont chaque pas soulevait des odeurs de camphre et de benjoin, entrouvrit précautionneusement pour s’enquérir de ce qu’il désirait. Il déclara souhaiter parler à la signora Rossi. La bonne femme hocha la tête et chevrota :
— C’est pas possible, signor... La signora est malade.
— Che peccato[24] ! Moi qui arrive spécialement de Turin... C’est grave, ce qu’elle a ?
— Une storta[25] !
— Mais ce n’est pas dangereux ! Douloureux, tout au plus...
— Et vous jugez que c’est pas suffisant ?
— Ce n’est pas ce que je veux dire... Simplement, il me semble qu’une entorse ne devrait pas empêcher la signora de me recevoir ? Auriez-vous la bonté d’aller le lui demander ?
Avant de répondre, la vieille l’examina d’un œil méfiant :
— Et, d’abord, qui êtes-vous ?
— Roméo Tarchinini, commissaire de police.
— Ah !
Comme à l’accoutumée, le prononcé de son titre effrayait. La servante dit, très vite :
— Je vais voir... Attendez !
Et, sans plus de manières, elle lui ferma la porte au nez, le laissant sur le palier. Le commissaire ne s’en offusqua pas, habitué aux manières des vieilles gens. Il attendit patiemment. Toutefois, au bout de cinq minutes, jugeant qu’on l’avait oublié, ou qu’on espérait le lasser, la colère le prit et il s’apprêtait à frapper de nouveau, mais vigoureusement cette fois, lorsque la domestique rouvrit la porte. Roméo grogna :
— Pas malheureux !
— Entrez seulement, signor...
Elle referma soigneusement derrière lui et manœuvra deux ou trois verrous. Puis elle fit signe à Tarchinini de la suivre et le guida jusque dans un salon meublé à l’ancienne. Tout, ici, respirait l’austérité des temps d’autrefois. Meubles sévères et sombres, tapisserie sans notes lumineuses, et, aux- murs, des portraits d’hommes graves et de femmes aux regards résignés. Roméo ne put retenir un léger frisson et, brusquement, il sentit qu’on le regardait. Il se retourna. De dessous un amas de couvertures, la tête appuyée sur un oreiller, une femme au visage livide, assise dans un grand fauteuil à oreillettes, l’observait. Le policier salua :
— La signora Rossi ?
— Si, signor...
Ce n’était plus une voix, mais un souffle à peine audible. Roméo s’en montra un moment déconcerté. Qu’est-ce que cela signifiait ? Cette femme semblait à l’article de la mort !
— Vous êtes souffrante, signora ?
Elle eut un pâle sourire qui signifiait : voilà une question complètement idiote, et Tarchinini rougit.
— Un peu plus que souffrante, signor commissaire... Si Dieu le veut, je n’appartiendrai bientôt plus à cette terre... mais je ne le regrette pas... pour les plaisirs que l’existence m’a procurés !...
— Signora, je suis confus, mais votre servante m’avait parlé d’une entorse ?
— Pasqualina est un peu simplette... Sa mère était une rebouteuse et, pour elle, tout ce qui ne touche pas les membres n’a aucune importance... A la vérité, je me suis bien tordu le pied, hier, mais je suis tuberculeuse et... perdue. Je vous demanderai d’être bref, signor, et de ne pas vous approcher de moi... à cause des bacilles, n’est-ce pas ?
Le commissaire n’avait aucune envie de s’approcher, car il haïssait les microbes et il ne cherchait plus que l’occasion de s’esquiver sans être trop impoli.
— Signora, je tiens absolument à ne pas vous fatiguer... Permettez-moi de me retirer... Peut- être qu’une autre fois ?...
— Non, signor commissaire, puisque vous êtes là, confiez-moi ce que vous avez à me dire. Dans l’état où je suis, je n’ai pas le droit de renvoyer à plus tard... un plus tard que je ne verrai sans doute pas...
Les larmes commencèrent à picoter les paupières de Tarchinini, qui s’en voulait furieusement de cette démarche stupide et dont il avait honte.
— Signora, vous avez appris la mort de Nino Regazzi ?...
— Oui... pauvre garçon... A son âge, c’est terrible de partir si vite...
— Vous le connaissiez ?
— Comment l’aurais-je pu ? Je ne bouge jamais de Pinerolo... Je crois bien qu’il y a douze ans que je ne suis pas allée seulement à Turin... depuis la mort de mon pauvre Alfonso...
— Vous saviez l’existence de Regazzi ?
— Par ouï-dire...
— Et votre oncle, Serafino Zagato ?
— Je n’ignorais pas qu’il vivait quelque part en Italie, mais c’est tout. Il était le frère de ma mère. Il avait quitté le domicile de ses parents vers sa quinzième année, pour s’engager comme mousse sur un navire où le capitaine se moquait un peu des règlements. Depuis, personne n’avait plus jamais eu de ses nouvelles. Personnellement, je ne l’ai jamais vu. Il y a quelques mois, il m’a cependant écrit pour m’apprendre qu’il n’était pas mort, mais n’en valait guère mieux et qu’il s’excusait de ne pas me laisser sa fortune, car il avait un fils naturel dont il entendait faire son héritier légitime, Nino Regazzi. Pour que je lui pardonne et ne garde pas un mauvais souvenir de cet oncle fantomatique, il m’adressait cette superbe paire de boucles d’oreilles en brillants, celles-là même que je porte en ce moment et que je porterai dans mon cercueil quand le moment sera venu pour moi de rejoindre cet oncle que je n’aurai pas rencontré sur cette terre...
— N’avez-vous pas été ulcérée de voir filer cet héritage ?
La signora Rossi eut une sorte de ricanement qui évoquait quelque chose de très vieux et de cassé.
— Dans l’état où je suis, signor commissaire ?
— Comment allez-vous en user puisque, finalement, il vous revient ?
— Je le distribuerai aux œuvres charitables, après avoir assuré une vieillesse paisible à Pasqualina.
— Et c’est par le journal que vous avez appris la mort du bersaglier ?
— Oui... Cela m’a porté un coup... surtout que je venais à peine d’apprendre la disparition de mon oncle... Penser que ce pauvre homme aura été privé, post-mortem, de la joie de réparer ses erreurs d’autrefois... Dieu est bien sévère, parfois, signor commissaire... Enfin, heureusement que l’oncle Serafino est parti sans se douter qu’il ne précédait que de peu son fils !
Une quinte de toux secoua la malade et Tarchinini, angoissé, se demanda s’il ne risquait pas d’attraper quelques microbes qu’il rapporterait à Vérone et qui pourraient s’attaquer aux bambini ! Il se leva pour prendre congé.
— Signora, je vous remercie de l’effort que vous vous êtes imposé pour me recevoir... Je ne pensais vraiment pas vous trouver aussi fatiguée...
Elle leva une main molle et dolente, pour signifier que plus rien n’avait d’importance.
— Au revoir, signora, je vous souhaite bon courage...
— Grazie tante, signor commissaire.
Le son grêle d’une sonnette avertit Pasqualina d’avoir à raccompagner le visiteur. Alors qu’après avoir salué une dernière fois la signora Rossi, Roméo s’apprêtait à suivre la servante, il se rappela subitement la réflexion de maître Serantoni touchant la véhémence de l’héritière au téléphone, le matin même. Il y avait là quelque chose qui ne collait pas. Il revint vers la malade.
— Excusez-moi, signora, mais maître Serantoni m’a confié que, ce matin, quand il vous a fait part de la fortune vous échéant, vous avez témoigné d’une violence assez surprenante pour une personne dans votre état.
La signora Rossi eut encore son petit rire mouillé.
— Maître Serantoni a beaucoup d’imagination... Une de ses grand-mères était actrice... Il ne peut s’empêcher de jouer la comédie et de raconter n’importe quoi pour retenir l’attention de son interlocuteur. La vérité ne lui semble jamais assez dramatique. Je lui ai dit qu’il aurait pu m’aviser du décès de Nino Regazzi, au lieu de me le laisser apprendre par le journal. J’ai ajouté que c’était là un manque de tact qui, de sa part, m’étonnait.
Remontant à pas lents la via Savoia, Tarchinini devinait obscurément qu’un détail lui échappait, mais il s’avouait incapable de préciser ce dont il s’agissait. Une seule chose s’affirmait certaine : dans l’état où elle se trouvait, la signora Rossi avait été incapable de se montrer agressive au téléphone, ainsi que le prétendait le notaire... qui aimait jouer la comédie ?... Le temps dura au commissaire d’être renseigné sur la véracité de l’histoire racontée par maître Serantoni à propos de ses ennuis nocturnes. Si, par malheur, il s’avérait qu’il ait menti, il faudrait reconsidérer la question du meurtre du bersaglier. Brusquement, l’époux de Giulietta ne fut plus aussi convaincu de la culpabilité d’Angelo Dani.
Les garçons du café Ceccarello constataient avec satisfaction – car tous l’aimaient bien – que Stella Dani, la caissière, ne montrait plus cet air triste qui, depuis quelques jours la vieillissait de dix ans. Avec son sourire elle avait retrouvé sa jeunesse et tout l’établissement en paraissait lui aussi rajeuni. Stella se sentait heureuse : elle ne serait plus celle que l’on montrerait du doigt dans son quartier de San Alfonso de Liguori, quand elle mettrait au monde le bébé. A. la vérité, elle ne croyait pas encore bien à sa chance, mais elle éprouvait une telle envie d’y croire qu’elle finirait par s’en persuader. Profitant d’un moment de lucidité de la « pauvre tante » Pia, elle lui avait confié la grande nouvelle : l’inspecteur de police qui s’était épris d’elle rien qu’en la voyant et qui, en dépit de l’enfant qu’elle attendait, désirait l’épouser. La tante avait remercié le Bon Dieu à genoux. Quant à Angelo, il s’était montré plus difficile à fléchir. D’abord, parce qu’il refusait de croire à un coup de foudre battant tous les records connus jusqu’à ce jour, ensuite parce qu’il ne prisait guère les policiers, enfin parce qu’il subodorait un piège, partant de ce principe qu’on ne saurait rien attendre de bon de ces gens-là. Entre le frère et la sœur, l’explication avait tourné à l’aigre. A bout d’arguments – car, au fond, Angelo souhaitait par-dessus tout que sa sœur récupérât sa place dans la société – il avait crié :
— Mais, enfin, si ce garçon t’aime comme l’autre le prétend, pourquoi te le dit-il pas lui- même ?
— Parce qu’il est timide...
— Et... pour le bersaglier... il est au courant ?
— Oui.
— Et ça lui fait rien ?
— Il a été malheureux, lui aussi...
— Comment ça ?
— Une femme... sa femme... Il l’aimait et elle l’aimait pas.
— Où est-elle à présent, cette femme ?
— Au purgatoire, ou en enfer !
— Ma qué ! A ton âge tu ne vas quand même pas épouser un veuf, eh ?
— Et moi, qu’est-ce que je suis, maintenant, si je suis pas une veuve ?
Ce dernier argument porta et Angelo resta un instant sans trop savoir quoi répondre, et comme il chérissait cette sœur pour laquelle il se dévouait, il s’enquit :
— Mais toi, Stella, tu penses que tu pourras l’aimer ?
— Peut-être pas tout de suite... mais je lui aurai tellement de reconnaissance...
— Bon... Agis comme tu l’entends, mais je t’avertis : s’il me demande pas ta main tout de suite, je lui casse les reins ! Ça suffit d’un pour s’être moqué de toi !
Stella éclata en sanglots :
— Je... je... je te dédé... défends !... Tu me dédé... détestes...
— Je te déteste, moi ? Ma qué, malheureuse ! Si je te détestais, est-ce que tu crois que j’accepterais d’avoir pour beau-frère un homme qui m’accuse d’être un assassin ?
Le front bas, l’œil soucieux, Tarchinini rejoignit son chauffeur au Terminus. Le commissaire détestait ne pas comprendre et, dans cette histoire, quelque chose lui échappait. Au garçon venant s’enquérir de ce qu’il désirait boire, Roméo déclara qu’il souhaitait une boisson forte susceptible de tuer tous les microbes. A la table d’à-côté, un homme se mit à rire et comme le policier se tournait vers lui, il inclina le buste en déclarant :
— Excusez-moi, signor, mais j’ai entendu votre réflexion et elle m’a amusé... En tant que médecin, permettez-moi de vous confier que s’il existait une boisson susceptible de tuer tous les microbes, nous nous empresserions de la faire interdire pour ne pas être réduits à la mendicité ! Puis-je me permettre, signor, de vous suggérer d’oublier les microbes et de m’autoriser à vous offrir un Punt y Mes. en témoignage de sympathie ?
Roméo s’avouait toujours sensible aux bonnes manières.
— Volentieri !
Le commissaire s’installa à la table du médecin et se présenta :
— Commissaire Tarchinini, de la police criminelle.
Et, levant un doigt, il ajouta, souriant :
— ... En promenade avec son chauffeur.
Le docteur feignit de respirer largement :
— Signor commissaire, vous me rassurez... Docteur Felice Razagnoni. Puis-je vous demander, signor commissaire, à quoi tient votre phobie des microbes envers lesquels j’éprouve – et vous en devinez aisément la raison – une tendresse particulière ?
— Parce que j’ai toujours peur d’en ramener chez moi et de contaminer les bambini !
Sur une nouvelle question du médecin touchant sa famille, Roméo sauta sur l’occasion qui lui était offerte de discourir sur sa Giulietta et les enfants. Il ne s’en priva pas et au bout d’une demi-heure, ayant avalé une demi-douzaine de Punt y Mes, les deux hommes n’ignoraient plus rien de leurs ascendants, descendants et collatéraux respectifs. Tarchinini et Razagnoni se sentaient mutuellement prêts à devenir des amis d’enfance. Et puis, l’heure avançant, Roméo se disposa à prendre congé de cet obligeant praticien. Toutefois, ce dernier retenant la main du policier dans la sienne lui confiait :
— A propos, vous ne m’avez toujours pas dit ce qui avait subitement déclenché votre terreur des microbes ? Pinerolo est pourtant réputée pour être une ville des plus saines... hélas !
— Lorsque vous m’avez vu arriver, je sortais de chez une tuberculeuse au bout de son mal et qui n’avait plus qu’un brin de souffle sur les lèvres !
— Par exemple ! Ici, à Pinerolo ?
— Via Savoia.
— Mon cher commissaire, je suis le médecin de Pinerolo. J’ai de nombreux clients dans la via Savoia et je vous jure que je ne connais, pour l’heure, aucun cas de tuberculose et personne ne m’en a signalé !
— Pourtant, la signora Rossi...
— La signora Rossi ? La signora Valeria Rossi ?
— Celle-là même, en effet.
Razagnoni éclata de rire et, son accès d’hilarité terminé, il tapa d’une main amicale sur la cuisse de Tarchinini.
— Ne vous mettez pas en peine pour Valeria, signor commissaire ! Je l’ai rencontrée pas plus tard que ce matin et je vous assure qu’elle avait un entrain de tous les diables ! Cela se comprend, d’ailleurs, car son notaire venait de l’aviser qu’elle héritait de pas mal de millions !
Persuadé qu’ils ne parlaient pas de la même personne, Roméo donna et exigea toutes les précisions, mais la preuve s’imposa très vite que la femme exsangue à qui il avait rendu visite était la même pétulante personne qui clamait sa joie de vivre au docteur Razagnoni. Du coup, le policier perdait pied complètement.
— Mais, enfin, à quoi rime la comédie qu’elle m’a jouée ?
— Valeria est une excentrique. Elle a toujours aimé les farces !
Roméo ne semblait pas tellement convaincu et c’est fort perplexe qu’il prit congé du médecin. Seule la crainte de passer pour un sot aux yeux de la signora Rossi l’empêcha de retourner via Savoia. Il ne tenait pas à ce qu’un Véronais reconnut avoir été moqué par une Piémontaise. Au moment où il s’installait sur la banquette de sa voiture, le docteur Razagnoni se pencha par la fenêtre ouverte de la portière.
— Tenez, désirez-vous une preuve formelle et irréfutable que notre Valeria se porte comme un charme ? Elle se marie, mon cher ! A cinquante- sept ans ! Il est vrai que la dot peut faire passer tout le reste, hé ?
— Qui épouse-t-elle ?
— Elle a refusé de me confier le nom de l’heureux élu.
— Docteur, dès que vous connaîtrez le nom de cet homme, soyez assez aimable pour me téléphoner, à la Police Criminelle, à Turin. Puis-je compter sur vous ?
Le ton du policier intimida le médecin qui n’avait plus du tout envie de rire quand il répondit :
— Comptez sur moi.
Allessandro Zampol détestait la mission dont Tarchinini l’avait chargé. Il ne possédait pas la verve du commissaire et se demandait avec gêne de quelle façon se présenter chez les Dani et surtout quelle excuse invoquer pour rester chez eux un certain temps. Le policier augurait mal des instants à venir car il se connaissait assez pour se persuader qu’il ne supporterait pas la moindre insolence d’Angelo Dani que Tarchinini ménageait de façon ridicule. Au fur et à mesure que l’inspecteur pensait au frère de Stella, sa colère montait et quand il arriva dans la via Levanna où gîtait celui qu’il entendait bien harceler, sa timidité éphémère avait disparu et ce fut du poing le plus sévère qu’il cogna à la porte des Dani.
La « pauvre tante » Pia ouvrit au policier. Heureusement pour ce dernier, la vieille demoiselle se trouvait dans un de ses moments de lucidité et elle reconnut parfaitement Zampol. Ce dernier attaqua tout de suite pour ne rien perdre de son élan rageur et de la hargne amassée tout au long du chemin.
— Je suis là pour...
Avec un petit gloussement aux intonations fêlées, la « pauvre tante » interrompit son visiteur :
— Je sais, je sais, mon petit...
Depuis de très longues années, personne n’appelait plus Alessandro « mon petit ». Il s’en montra tout à la fois choqué et troublé.
— Vous êtes seule, signora ?
Pia affecta un air mutin.
— Oui... Vous le regretterez, eh ? Ma qué ! Ne vous faites pas du mauvais sang ; elle va revenir !
— Qui ça ?
— Stella...
— Ah ! bon...
— Ah ! bon ? C’est tout ce que vous trouvez à dire ? ‘
Elle se remit à rire et prenant le policier par le bras, elle l’installa dans son propre fauteuil tout en lui confiant :
— Ce n’est pas la peine de cacher votre jeu, je suis au courant.
— Après tout, signora, je préfère...
— Et vous avez raison car je suis de votre côté !...
— Ah ?
La « pauvre tante » se pencha vers l’inspecteur et d’un air complice :
— Moi, je n’ai pas réussi... Ce n’est pas une raison pour que j’empêche les autres de tenter ce que j’ai manqué, n’est-ce pas ?
Alessandro répondit :
— Assurément.
Il aurait répondu n’importe quoi d’autre car il avait le sentiment très net qu’il ne comprenait rien à rien. Il s’apprêtait à solliciter des explications lorsque Stella entra avec l’impétuosité de la jeunesse qui oublie vite ses soucis dès qu’il fait beau. Du seuil, elle cria :
— Bonjour, zia !
Mais, au même instant, elle découvrit Zampol. Elle s’arrêta net dans son élan et, rougissant, murmura :
— Excusez-moi, signor, j’ignorais...
Heureux d’échapper au tête-à-tête avec la « pauvre tante », Alessandro se leva pour saluer la jeune femme et donner les raisons de sa présence.
— Signorina... Je suis là pour...
— Je sais, signor... et je vous en remercie.
Qu’elle sût les raisons de sa présence n’étonnait point le policier, mais qu’elle l’en remerciât le surprenait quelque peu. Cependant, il s’estimait payé pour penser qu’avec les femmes on pouvait s’attendre à tout. L’attitude de Stella paraissant se féliciter de ce qui arrivait à son frère renforçait Alessandro dans sa misogynie. Sur l’invitation de la jeune femme, il reprit place dans le fauteuil de la « pauvre tante » qui venait de s’enfermer dans la cuisine. Il y avait déjà pas mal de temps qu’elle était lucide et cela ne pouvait durer encore beaucoup. Installé dans le siège confortable, Zampol regardait Stella vaquer à différentes petites occupations et, quoi qu’il en eût, il ne parvenait pas à ne point la juger agréable à contempler. Elles sont toutes ainsi. Du miel à l’extérieur et du poison à l’intérieur ! Soudain, Pia surgit de la cuisine et, s’arrêtant net sur le seuil, clama :
— Je vous croyais morts tous les deux ! Je n’entends pas un mot, pas un souffle, rien !
Elle apostropha le visiteur :
— Ma qué ! Elle est là, votre Stella ! Vous réclamiez après elle tout à l’heure ; si c’était pour ne pas lui adresser la parole, ça rimait à quoi, eh ?
Sidéré par cette algarade, l’inspecteur ne trouva pas la réplique. De plus, sous le coup de l’indignation causée par l’attitude de celui qu’elle prenait pour le soupirant de sa nièce, Pia replongea dans ses chimères. Elle s’avança vers Alessandro et se campant devant lui, les poings sur les hanches, retrouva sa voix de maîtresse d’école pour crier :
— Et de quel droit t’assieds-tu à ma place, garnement ? Alors, je ne peux pas m’absenter une minute sans qu’aussitôt tu en profites pour faire tes polissonneries ? Attends un peu que je rencontre ton père, tu verras ce que je lui raconterai ! Il t’écorchera les fesses, mon garçon ! Je veux que de quinze jours tu ne puisses plus t’asseoir sans gémir ! Comme ça, tu te souviendras ! Allez ! Su[26] ! Débarrasse, mauvaise graine, ou je me fâche pour de bon !
Et comme Zampol, interdit, ne bougeait pas, essayant de comprendre le sens de ce discours, la « pauvre tante » lui fonça dessus, l’empoigna par une oreille de ses longs doigts maigres, la lui tordit au point de lui arracher un cri de douleur et l’obligea à se lever. Quand il fut debout, le tenant toujours solidement, elle lui administra deux coups de règle à toute volée sur le derrière, glapissant :
— Ça t’apprendra, malcalzone[27] !
Ahuri, abruti, ne parvenant pas à reprendre pied dans une réalité dont le grotesque le suffoquait, Alessandro sentait une colère furieuse, une colère de dément monter peu à peu en lui. Il lui était tout arrivé dans cette saleté de métier, mais jamais encore on ne lui avait tiré l’oreille ou donné des coups de règle sur le derrière et, pardessus le marché, devant une jeune personne semblant atteinte de catalepsie. Il allait libérer sa rage lorsque d’une voix de stentor – qu’on ne s’attendait sûrement pas à entendre jaillir de sa bouche — Pia entonna un cantique en l’honneur de la Sainte Vierge. Elle chantait juste, avec infiniment d’ardeur et Alessandro comme Stella la contemplaient, n’osant plus bouger. La vieille institutrice parut prendre conscience de leur présence et, sévère, leur intima :
— A genoux !
Une telle autorité émanait de sa frêle personne – que Zampol, perdu, dans ce qu’il tenait pour un cauchemar, et Stella, tout entière la proie de ses rêves, où le policier occupait désormais la première place, obéirent. Si Angelo était entré à cet instants, il est probable qu’il se serait demandé s’il n’avait pas des visions devant le spectacle de sa sœur et de l’inspecteur à genoux devant la « pauvre tante » et chantant en chœur un cantique dont la mesure était battue par la règle de Pia vigoureusement agitée. Heureusement pour la réputation de l’adjoint de Roméo, personne ne se présenta et, sur une dernière note, la « pauvre tante » leur sourit et déclara :
— Maintenant, vous pouvez jouer un moment...
Et, très digne, elle retourna dans la cuisine, son refuge préféré. Après son départ, il y eut un court silence. Stella, ayant recouvré son sang-froid la première, observait son compagnon du coin de l’œil. Quant à Zampol, il émergeait lentement de l’espèce d’ivresse où l’avait plongé cette suite d’événements dont l’incongru l’avait pour ainsi dire hypnotisé. Rouge de honte, il prit conscience de sa position, se redressa d’un bond et, faute de s’en prendre à la « pauvre tante » disparue, il entendit se venger sur la jeune femme, mais elle lui adressait un sourire si confiant, si doux, que le policier sentit les mots s’arrêter dans sa gorge. La sœur d’Angelo rompit le silence :
— Je vous prie de nous pardonner, signor... Vous savez comment est ma pauvre tante... Vous avez été très bon de céder à son caprice... D’ailleurs, je n’ignorais pas votre bonté... et, d’avance, je voudrais vous exprimer ma gratitude.
L’inspecteur s’interrogeait anxieusement pour tenter de deviner si c’était lui qui devenait fou mais, de toute façon, cela ne tournait pas rond d’un côté ou de l’autre. Stella lui prit la main et le conduisit jusqu’à une chaise où elle le força à s’asseoir avant de s’enquérir tendrement :
— Vous prendrez bien un peu de Carpano, signor ?
Il hocha la tête affirmativement, résigné à tout. La première fois qu’il menait une enquête criminelle de cette façon ! Dans les foyers de ceux soupçonnés d’être des meurtriers, il avait été accueilli de bien des façons : cris, injures, menaces, supplications, mais jamais encore il ne s’était vu recevoir avec des sourires, jamais encore on ne lui avait offert l’apéritif en l’assurant d’une reconnaissance éternelle ! Se moquait- on de lui ? Devant le silence de son hôte, Stella v prit l’offensive :
— Signor... il paraît que vous avez quelque chose à me dire ?...
Sèchement, il répliqua :
— A votre frère plutôt !
— C’est juste, excusez-moi... Angelo remplace le père et il est normal que vous vous adressiez à lui d’abord... mais je voudrais vous rassurer tout de suite : je suis d’accord et je n’aurai pas trop de tout le temps qui me reste à vivre pour essayer de m’acquitter de ma dette envers vous.
Alessandro, en train de boire, manqua s’étrangler. Le liquide passa en partie dans les fosses nasales et ce fut une belle série de râles, d’éternuements, de quintes de toux, de suffocations qui le laissèrent pantelant et l’œil humide. Maternelle, Stella lui tapait dans le dos et lui essuyait le visage avec son propre mouchoir. Ce geste s’avérait indiscutablement gentil – pensait le policier – mais tout de même hors des habitudes réglant les rapports entre les criminels, leurs parents ou leurs complices et ceux chargés de les traquer ! En reprenant une respiration normale, Zampol se convainquit que cette jeune personne et lui ne devaient pas être branchés sur une identique longueur d’onde.
— Ecoutez-moi, signorina... Depuis que je suis entré ici, je ne sais plus du tout où j’en suis...
— C’est l’émotion peut-être ?
— Ça m’étonnerait ! Je ne suis pas un débutant...
— Je connais votre histoire... Elle est bien triste mais, croyez-moi, vous oublierez... On oublie toujours, affirme Angelo...
— Angelo !... Parlons-en un peu de celui-là !... Il n’aurait pas oublié qu’il a tué Nino Regazzi, eh ?
— Ne parlons plus jamais de Nino... Jurez-moi que nous n’en parlerons plus jamais ?
Il la regarda avec des yeux ronds.
— Vous voulez que ?...
— Cela nous ferait du mal à tous deux et bien inutilement... Nino ne méritait pas ma tendresse... Je me suis trompée... Personnellement, je ne réclame rien pour moi, Ma qué ! Le petit qui va naître n’est pas responsable, eh ?
— Sûrement pas !
Avant qu’il ait pu prévoir son geste, Stella lui sautait au cou et l’embrassait avec frénésie, un peu comme le noyé sur le point de couler et qui, voyant passer à sa portée la planche qui le sauvera, s’y cramponne pour se maintenir en surface.
En ouvrant la porte, Angelo eut un haut-le-corps devant le tableau s’offrant à sa vue. Sous le coup de l’émotion, il ne put exactement distinguer lequel des deux tenait l’autre dans ses bras mais comme toujours, il distingua ce qu’il pensait voir et parce qu’il est d’usage que ce soit les hommes qui se jettent sur les filles, il se persuada que le policier, ne pouvant refréner sa passion, couvrait Stella de baisers dont la fougue l’impressionna. Son premier mouvement fut de sauter, à son tour, au col de Zampol, mais dans des intentions nettement moins tendres que sa sœur ; puis il se souvint de ce que la petite lui avait révélé touchant l’éventualité d’une union prochaine avec l’inspecteur et qui ne dépendait, en somme, que de son consentement à lui, Angelo. Alors, il se contenta de dire à haute et intelligible voix :
— Si je vous dérange... je pourrais repasser ?
En entendant son frère, Stella poussa un cri effarouché et abandonna Alessandro dont la couleur du visage rappelait celle de la pivoine au plein du printemps. Il se levait bégaya un peu, tant sa gêne était grande :
— Je... je vous dois des... des explications...
Bonhomme, Angelo haussa les épaules :
— Mais non, mais non, j’ai parfaitement compris... Vous avez voulu m’obliger à dire oui, eh ?
— A dire oui ?
Le policier ne voyait absolument pas en quoi le fait d’embrasser ou de se laisser embrasser par Stella pouvait contraindre Angelo à s’avouer coupable du meurtre du bersaglier... Il est vrai que depuis qu’il était entré dans cette maison, il éprouvait le sentiment d’être dans un monde régi par d’autres lois que celles auxquelles il était habitué.
— Ainsi, vous vous reconnaissez coupable du meurtre perpétré sur la personne de Nino Regazzi ?
Tout de suite, il se rendit compte qu’il n’était pas dans le coup ! Après l’avoir examiné avec stupeur d’abord, avec intérêt ensuite, Dani demanda :
— Vous êtes fou ?
Tandis que Stella, tirant doucement Alessandro par la manche, chuchotait :
— Ma qué ! signor, il ne s’agit pas de ça !
— Et de quoi s’agit-il alors ?
Angelo Dani se fit menaçant :
— Seriez-vous venu pour vous moquer de nous ? Faites attention ! Continuez comme ça et je vous refuse la main de ma sœur !
— Vous me re... ?
Dix années plus tôt, Zampol avait eu un très grave accident de motocyclette. Sans le casque qu’il portait, il eût été tué car il était entré, tête la première, dans un arbre. Il gardait de cette aventure le souvenir affreux du choc qui lui avait paralysé l’entendement et il se revoyait au bord de la route, assis sur le sol, contemplant ce qui se passait autour de lui mais dans l’incapacité absolue de mettre deux idées à la suite l’une de l’autre. Il enregistrait mais ne parvenait pas à raisonner. Il ressentait exactement la même impression devant les Dani et la remarque d’Angelo le laissait dans l’état où l’avait mis sa rencontre percutante avec l’arbre. Il vit très distinctement les larmes couler des yeux de Stella et il l’entendit murmurer :
— Vous ne voulez plus de moi déjà ? Pourquoi avez-vous dit que vous m’aimiez... dans ce cas, le petit, qu’est-ce qu’il va devenir ?
Angelo mit sa grosse main sur la veste de Zampol et l’agrippa fermement :
— Vous êtes là pour me demander la main de ma sœur, n’est-ce pas ?
— Moi ? En voilà une idée !
— Madonna Santa ! Ma qué ! Je vous ai vu l’embrasser à pleines lèvres et la serrer contre vous à l’étouffer !
— Ce n’est pas moi ! C’est elle !
— Vous l’insultez à présent ?
D’un élan, Angelo jeta Alessandro au sol et, à cheval sur sa poitrine, entreprit de l’étrangler malgré les supplications de Stella. Il est vraisemblable que le policier dut la vie à l’intervention inopinée de la « pauvre tante » qui, sans se soucier le moins du monde du drame se jouant près d’elle, proposa :
— Puisque vous avez été sages, nous allons jouer à pigeon vole.
Abandonnant Pia à ses songes et Stella à son, chagrin, l’inspecteur, qui se, maîtrisait difficilement, commença par menacer Angelo de le traîner en prison sous l’inculpation de voie de faits sur la personne d’un policier exerçant son mandat. Le frère de l’éplorée ricana :
— Vous expliquerez au commissaire pourquoi votre mandat nécessite que vous preniez ma sœur dans vos bras et que vous l’embrassiez, eh ?
— C’est un mensonge !
— Dites tout de suite que j’ai la berlue !
— C’est elle qui s’est jetée sur moi !
— Alors ma sœur est une dévergondée ?
— Ce n’est pas ce que je veux dire...
— Mais c’est ce que vous dites, eh ?
Revenu de ses émotions, Zampol se fâcha :
— En voilà assez ! Je ne suis pas ici pour vous servir de guignol mais pour vous inciter à reconnaître votre crime, Angelo Dani !
Stella s’accrocha à Alessandro :
— Mais, signor, vous affirmiez que vous aimeriez le petit comme si c’était le vôtre ?
— Moi ?
Angelo repoussa sa sœur et cria :
— Je suis de votre avis, signor, la comédie a assez duré ! Une fois déjà, un homme a abusé de la confiance de Stella ; je vous jure que ça recommencera pas !
— Et vous aurez raison !
— Je suis heureux de votre approbation et maintenant, signor, désirez-vous épouser ma sœur et reconnaître pour vôtre le petit qu’elle porte, oui ou non ?
— Ma qué ! Et pourquoi jetez-vous votre dévolu sur moi ?
— Parce que vous aimez Stella !
— C’est faux !
La jeune femme, tous ses rêves envolés, ulula de détresse. La « pauvre tante » qui sommeillait dans son fauteuil sursauta, tapa dans ses mains et se rendormit.
— Si vous n’aimiez pas ma sœur, pourquoi le lui avoir dit ? Dans quel but malhonnête, eh ?
Hors de lui, Zampol prit Stella à témoin :
— Je vous ai dit que je vous aimais ?
— Pas à moi mais au commissaire, en le chargeant de me faire la commission.
Devinant qu’il risquait l’apoplexie, Alessandro, d’un coup de pouce, décrocha le bouton tenant fermé le col de sa chemise pendant que la jeune femme expliquait :
— Il m’a juré que du moment où vous m’aviez vue, vous vous étiez épris de moi... que vous n’aviez pas été heureux en ménage... que vous souhaitiez que nous refassions notre existence ensemble et que vous aimeriez le petit comme s’il était à vous... Pour quelles raisons n’aurais-je pas cru le commissaire ? Et puis cela me faisait tant de plaisir de le croire...
Tarchinini !... L’infâme Tarchinini ! L’homme qui se mêlait toujours de ce qui ne le regardait pas ! Zampol sentait des envies de meurtre lui courir au long des muscles... Il n’y avait plus de respect hiérarchique qui tienne ! Il allait trouver Roméo et lui expliquer entre quatre yeux ce qu’il pensait de ses façons d’agir ! Ensuite, il irait exposer le cas au chef de la police ! On verrait bien à qui ce dernier donnerait raison !
Sans prendre congé de personne, bousculant Angelo qui lui barrait le passage, Zampol se rua vers la porte en hurlant :
— Le commissaire Tarchinini, eh ?